mardi 18 mars 2008

Dossier - Rébellion Karen : Le Temps des Divisions

Mae Sot, Thaïlande, 14 février 2008. Cette petite ville qui marque la frontière thaïlando-birmane, réputée plutôt calme et au tourisme tranquille, sert aussi de lieu de résidence à quelques dirigeants karens en exil. Ce 14 février, Mahn Sha, secrétaire général de la Karen National Union, principale force armée engagée contre la junte militaire birmane, n’attend pas de visites particulières. A 16h, une voiture noire, immatriculée en Thaïlande, se poste sur son parking. Un homme souriant en sort, bouquet de fleur sous le bras, et jette à Mahn Sha un « Bonsoir, mon oncle » en langue karen. Un deuxième homme sort de la voiture, revolver à la main : quelques secondes plus tard, Mahn Sha est retrouvé mort devant sa résidence.

Ainsi vont les choses pour la guérilla karen, qui lutte contre le gouvernement militaire birman depuis 1949. Un combat de longue date entre deux groupes ethniques qui n’ont jamais su cohabiter sur un même territoire.

Aux origines du conflit

Avec une population estimée à environ 7 millions d’âmes au Myanmar, et 400 000 en Thailande, l’ethnie karen est l’une des plus grande d’Asie du Sud Est. D’origine tibéto-mongole, les karens se sont vraisemblablement installés en territoire birman plusieurs siècles avant notre ère. Suite à l’arrivée du peuple birman ainsi que d’autres ethnies, les siècles qui suivent seront marqués par de fortes tensions, virant parfois au combat frontal, entre les birmans, majoritaires, et les autres minorités peuplant le pays. La colonisation du pays par l’empire britannique offre un relatif répit au karens ainsi qu’aux autres ethnies, traités d’égal à égal avec les birmans.

L’invasion Japonaise durant la seconde guerre mondiale sera en revanche un véritable désastre pour les karens, dont la majorité s’étaient alliés avec les britanniques. Les historiens font état de massacres perpétrés tant par les troupes régulières nippones que par la Burma Independance Army, alliée à l’occupant. La décolonisation de la Birmanie, malgré plusieurs tentatives britanniques pour associer les karens au nouveau régime, fait office de rupture définitive entre les birmans et les karens. Une dizaine de mois après la déclaration d’indépendance en janvier 1948, le gouvernement birman décrète la formation de polices paramilitaires (Sitwundan), dirigées par le sanglant général et futur président Ne Win. Les groupes politiques karens, dont les plus anciens remontent à la fin du XIXème siècle, prennent alors la voie de la rébellion armée.

Village Karen, Nord de la Thailande (auteur)

Les karens vont dès lors mener ce qui allait devenir l’une des plus anciennes guerilla au monde. La Karen National Union (KNU), et sa puissante branche armée la Karen National Liberation Army (KNLA), qui bénéficient à leur création d’un fort soutien populaire, mènent d’emblée une tactique de guerilla « placée », concentrant leurs bases militaires près de la frontière thaïlandaise, dans un territoire censé former les bases d’un futur « Etat karen ».

S’en suivent plusieurs décennies de massacres, ponctuée par quelques succès militaires des karens, qui arriveront aux portes de Rangoon en 1949. La tendance s’inverse cependant au fil du temps, et les diverses tentatives de pourparlers de paix (1949,1960,1963) échoueront. A partir du milieu des années 1960, la junte militaire accentue sa stratégie des « quatre interdictions » (Hpyat lay hpyat), qui vise à couper les transmissions de nourriture, de fonds monétaires, de recrues potentielles et d’information aux groupes ethniques de Birmanie. Une politique toujours en œuvre aujourd’hui, et qui explique le nombre extravagant de déplacés et réfugiés, tandis que les violations de droits de l’homme se multiplient en territoire karen.

En 1988, la sanglante « bataille de la colline du chien dormant », qui coûte la vie à plus de 3000 hommes, révèle la situation des karens à la communauté internationale. Une tragédie qui allait pourtant passer complètement inaperçue au yeux du monde entier lors de la « révolte des bonzes » de 2007.

Femme Karen en habits traditionels (auteur)

L’histoire récente et les déconvenues karens

Les années 1990 marquent en fait un véritable tournant. Suite au soulèvement de 1988, la junte décide de renforcer sa présence militaire, bénéficiant de nouvelles livraisons d’armes en provenance de Chine. Les militaires birmans lancent alors des offensives de grande envergure contre l’ensemble des groupes ethniques rebelles, pour pousser ces derniers à rendre les armes et imposer des « cessez-le-feu » en position de force. Commencent alors deux décennies noire en termes de violations des droits humains : au dire des témoignages, les offensives militaires birmanes, menées tant contre les positions du KNU que vis-à-vis des camps de réfugiés s’accompagnent de déplacements forcés, de villages rasés, de viols et de meurtres arbitraires. Ces offensives n’allaient que s’accentuer au fil des années. En avril 2006, la junte lance une nouvelle offensive pour faciliter l’installation de sa nouvelle capitale, proche des territoires karens. Cette année là, sous fond de nettoyage ethnique, ils seront plus de 60,000 karens à être déplacés, selon les statistiques fournies par le Thailand Burma Border Consortium. Depuis 1990, on estime à plus de 3000 le nombre de villages qui ont étés abandonnés ou détruits, tandis que le nombre de déplacés serait proche de un million.

Sur le plan strictement militaire, les avancées de la junte poussent la rébellion karen à se replier près de la frontière thaïlandaise. Tandis qu’une grande majorité des avant-postes sont perdu, la guérilla, repoussée dans ses tranchées, devient dès lors plus mobile, sans quartier général fixe.

Au delà de ce désastre militaire, la rébellion karen paye surtout le prix de ses divisions. En 1994, un groupe dissident, la Democratic Karen Buddhist Army (DKBA), se forme du jour au lendemain. Bien que son objectif officiel soit de « lutter contre le leadership catholique de la KNU et contre les discriminations à l’écart des bouddhistes », la DKBA s’apparente plus à une poignée de chefs de guerre karens ayant rejoint la junte militaire. Cette dernière ne se prive pas, depuis le début des années 1990, de corrompre directement les chefs de guerres des diverses ethnies, basant sa politique ethnique sur le « diviser pour mieux régner ». Depuis cette scission, les tensions entre la KNU et le DKBA ne feront que s’accentuer, au point que ces derniers sont les principaux suspects de l’assassinat de Mahn Sha le 14 février dernier.

En janvier 2007, les forces militaires de la KNLA enregistrent une deuxième defection. Les militaires de la « 7ème brigade » font sécession et forment un groupe distinct baptisé le KNU/KNLA Peace Council. Ce nouveau groupe n’hésite pas à signer un accord de paix avec le junte militaire, sans pour autant obtenir l’aval de la KNU.

Sur le fond, ces défections successives marquent de vrais désaccords quant à la stratégie à adopter. Par rapport aux autres ethnies présentes en Birmanie, les karens, majoritairement catholiques, sont connus pour leur abnégation et leur rigueur morale, et restent historiquement opposés – mis à part les exceptions ci-dessus – à tout accord avec le pouvoir birman. Le recul militaire de la KNLA a cependant changé la donne, et de nombreuses voix, issues principalement d’une nouvelle génération de combattants, appèlent à un cessez-le-feu qui soulagerai tant la population civile que les troupes karens. La « vieille garde », quant à elle, estime que les positions de la guerilla sont actuellement trop faibles, et que tout accord de « cessez-le-feu » serait donc défavorable aux karens. Le souvenir du cessez-le-feu de janvier 2003, que la junte avait vraisemblablement utilisé pour renforcer ses positions militaires, reste aussi présent dans les têtes.

A ces divisions internes s’ajoute un problème profond de leadership, qui ne fait que s’accentuer au fil des années. En décembre 2006, la guerilla perd son leader historique, le général Saw Bo Mya. L’assassinat de Mahn Sha le mois dernier marque un nouveau revers pour le mouvement indépendantiste. Mahn Sha, qui occupait la position de secrétaire général de la KNU, était l’un des grands artisans du rapprochement – jusque là inachevé - avec le mouvement démocratique de la prix nobel de la paix Aung San Suu Kyi. Le KNU craint actuellement l’existence d’une « blacklist » circulée par le gouvernement birman qui viserait d’autres têtes du mouvement karen.

Mahn Sha (droite) et Bo Mya (gauche), 2004

Enfin, la KNLA semble aussi avoir des difficultés à recruter de nouvelles troupes , tandis que le population accepte de moins en moins le conflit. La jeunesse karen, plus hostile à la guerre, préfère bien souvent aller travailler en Thailande – une activité moins risquée… et bien plus rentable.

La fin de la guerilla ?

Rongée par les divisions internes, privée de ses têtes, et repoussée à la frontière thaïlandaise, la rébellion karen connaît une des heures les plus sombres de son histoire. Une situation qui pousse certains observateurs asiatiques à évoquer une possible « fin » de l’une des guerillas les plus vieilles aux mondes.

Malgré la « révolte des bonzes » de 2007, la situation humanitaire du pays karen reste largement ignorée par la communauté internationale. A tel point que Sylvester Stallone, pour parer à cette sous-médiatisation, a fait du pays karen le décor du dernier opus de la série des Rambo – le héros vient alors à bout de la junte militaire, et aide les karens à obtenir leur indépendance. Le film est bien entendu caricatural, mais l’effort est louable. C’est cependant d’une véritable armée de « rambos » dont la KNLA, 10000 hommes annoncés mais sans doutes moins de 5000 dans les faits, aurait besoin pour venir à bout de l’armée régulière birmane, 400 000 hommes au compteur.



Manu Brutin

Liens:
- Site web Karen People

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Sujet très intéressant, les Karens.
La différence avec les Journaux (style Le Monde, Figaro…) c’est que dans votre article le sujet est vraiment maitrisé, sa se sent, et pour connaître si bien ces organisations politiques (les scissions au sein du parti ou leurs idéologies…) au sein du mouvement Karen, il faut avoir un peu de la matière…
Sinon bravo Tom, très bonne initiative avec votre collègue Manu que je salue aussi.
J’avoue que vos articles sur Beyoglu m’ont un petit manqué
Avec ce nouveau blog j’espère retrouver ce petit truc un « petit agitateur », anticonformiste, polémique...
Au sujet du blog Beyoglu, malgré nos divergences sur certains sujets, je voudrai vous dire que vos articles étaient loin d’être futiles, je sais même que beaucoup de personnes venaient même s’inspirer de nos nombreux débats enragés ainsi qu'avec les autres….
Je trouve triste quand même que vous puissiez penser que depuis toutes ses années, votre blog n’a rien apporté.
Mais je comprends totalement que vous pensiez un peu à vous, le problème kurde qui n’est pas un sujet simple, demande beaucoup de consécration et de temps, et souvent au retour, pas de gratifications mais de la haine…
Vous avez raison Tom, il faut penser à son capital capillaire, on est encore jeune ! :-)
Je vous souhait aussi un très bon NEWROZ.
On sera désormais sur ce blog pour lire les analyses de Manu&Tom
J’essayerai de me tenir à carreau cette fois mais je promets rien :-)

Anonyme a dit…

J'ai oublié de signer : HAMADAN :-)

Tom a dit…

Salut Hamadan :)

L'avantage avec ce genre de sujet, c'est qu'il est beaucoup moins probable d'attirer des emm... Karens ou Abkhazes sur un blog francophone ;)

merci pour ton message, ça me fait bien plaisir en tous cas

en espérant te garder comme lecteur "éclairé" :)